XXVII
J’ai donc échoué complètement, comme j’avais échoué auparavant, se dit Lars Powderdry. Je ne peux leur servir à rien. Je ne leur ai jamais servi à rien sauf dans ce jeu sans danger auquel se livraient le Bloc-Ouest et Pip-Est depuis tant d’années, pendant toute l’ère du « dépiautage », l’ère de la tromperie celle où nous nous sommes moqués de la multitude des purzouves, pour leur bien, disions-nous, mais aux dépens de leurs aspirations.
J’ai amené Lilo à Washington, et peut-être faudrait-il inscrire cela, à mon crédit. Mais avec quel résultat : une mort hideuse, celle de Maren Faine qui avait toutes les raisons de continuer à vivre, en menant une vie heureuse, épanouie. Il s’adressa au Dr Todt :
— Donnez-moi mon escalatium et ma coniorozine, s’il vous plait. Et préparez-moi une double dose cette fois-ci.
Il se retourna vers Lilo :
— Je voudrais également que vous doubliez la dose de ce produit de l’Allemagne de l’Est. C’est la seule manière d’accroître notre sensibilité, et il faut que nous soyons aussi sensibles que notre système nerveux peut le supporter. Parce que nous ne ferons probablement qu’un essai.
— Je suis d’accord, fit Lilo, l’air soudain très sombre. Une fois que la porte se fût refermée sur Todt et sur les médecins et infirmiers de l’hôpital, ils se retrouvèrent seuls, séparés du reste du monde, avec Ricardo Hastings.
— Vous savez, Lilo, que l’un de nous peut mourir ou que nous mourrons peut-être tous les deux. Ces substances sont terriblement toxiques pour le foie et pour le cerveau.
— Taisez-vous maintenant.
Elle avala ses cachets avec un grand verre d’eau. Lars fit de même.
Pendant un instant, ils demeurèrent silencieux, assis l’un en face de l’autre, ignorant le vieil homme qui marmonnait.
— Pourrez-vous jamais vous remettre de la mort de Maren ? demanda-t-elle.
— Non, jamais.
— Vous m’en voulez de cette mort ? Non, vous en voulez à vous-même, n’est-ce pas ?
— C’est à elle que j’en veux. D’abord parce qu’elle possédait cette petite arme misérable, ce Beretta. Personne ne devrait porter ni même posséder une telle arme. Nous ne vivons plus dans la jungle.
Il cessa de parler. La modification de son être suivait son cours. Le médicament agissait : les mâchoires déjà paralysées, il ferma les yeux de souffrance. La double dose qu’il avait prise l’entraînait au loin si bien qu’il ne pouvait plus voir Lilo Toptchev, qu’il n’avait plus conscience de sa présence. Ce qu’il expérimentait, c’était, bien plus que de la peur, un regret, une souffrance. Un nuage l’entourait, s’épaississait. Puis ce fut la descente familière – ou l’ascension peut-être – avec une impression multipliée au-delà de toute proportion raisonnable par le doublement de la dose et le mélange des deux drogues.
Mon Dieu, pensa-t-il, pourvu qu’elle n’endure pas ça ! Pourvu que tout lui soit plus facile… Si j’en étais sûr, je souffrirais moins, me semble-t-il.
Marmonnant, ricanant, crachotant, Ricardo Hastings déclara :
— Nous les avons écrasés.
— Vraiment, dit Lars avec difficulté.
— Oui, monsieur Lars, écrasés.
Comme par miracle, son bredouillage indistinct avait cessé ; il semblait être devenu lucide et s’exprimait clairement :
— … Oui, mais pas avec ce qu’on a appelé la « génératrice temporelle de halage ». Ce n’était qu’un produit, dans le mauvais sens du mot. Je veux dire : une « couverture ».
Il ricanait, mais différemment, avec quelque chose de strident dans le son. Péniblement, Lars parvint à articuler :
— Oui êtes-vous ?
— Je suis un jouet ambulant, répondit le vieil homme.
— Un jouet !
— Oui, monsieur Lars. À l’origine, un élément d’un jeu guerrier mis au point par les entreprises Klug, vous savez l’inventeur dont personne n’a jamais voulu. Dessinez-moi, monsieur Lars. Mlle Toptchev ne fait que répéter dans ses dessins ma présentation visuelle, une présentation sans valeur, que tous ont ignorée, sauf vous. Mais c’est bien moi qu’elle dessine : vous aviez absolument raison.
— Mais vous êtes vieux.
— Un simple problème technique, résolu par M. Klug. Il avait prévu l’éventualité d’une analyse, une éventualité inévitable. J’ai été fabriqué à partir d’éléments de matière organique modifiés pour que j’aie plus de cent ans de bouteille. Si cette expression ne vous déplaît pas.
Avait-il parlé ? Ou pensait-il seulement ? Il ne le savait plus.
— Je n’arrive pas à vous croire.
— Très bien. Envisageons cette possibilité. Je suis un androïde, comme vous le soupçonniez, mais construit il y a plus de cent ans !
— En 1898 ? Par une fabrique de voitures d’enfant du fond du Nebraska, peut-être ?
Il riait, ou essayait de rire :
— … Venez avec autre chose. Avec une théorie convenable, qui cadre avec ce que vous savez et ce que je sais être la réalité.
— Cette fois, vous voudriez bien connaître la vérité, n’est-ce pas, monsieur Lars ? La vérité totale, sans aucune omission ? Vous en sentez-vous capable ? Honnêtement ? En êtes-vous sûr ?
Après un instant de réflexion, Lars dit :
— Oui.
La voix était devenue douce, un souffle composé peut-être de rien d’autre qu’une pensée, la pensée qu’il captait dans son état de transe :
— Monsieur Lars, je suis Vincent Klug.